PROLOGUE

 

            AUTOMNE 1972

             

            Il pleuvait abondamment. Et Georg Staffner détestait la pluie. Cela n’avait aucun rapport avec la mélancolie qu’engendre chez de nombreux mortels la vue des flaques luisantes sur le bitume des rues des villes. Staffner détestait la pluie car pour lui humidité rimait avec douleur.

            Il revenait justement de l’hôpital, où, depuis de longues années, on le suivait pour une maladie rhumatismale qui lui rongeait les articulations avec une avidité sournoise. Appuyé sur sa canne, il attendait le bus.

            Staffner vivait dans un immeuble de la banlieue de Cologne, où il s’était établi depuis 1960. Il égrenait les longues journées de sa retraite en de mornes promenades à travers la ville, entrecoupées de séjours somnolents dans les salles de cinéma. Il s’autorisait aussi quelques incursions dans des salons de thé au luxe suranné, s’y goinfrant de pâtisseries crémeuses. Staffner avait soixante-quinze ans. Sa vie n’avait pas été rose : il haïssait ses souvenirs et consacrait toute son énergie mentale à lutter contre les élancements insoutenables que lui occasionnaient les excroissances osseuses qui, peu à peu, enraidissaient une à une ses articulations. Sa colonne vertébrale n’était plus qu’un tuyau totalement rigide. Il avançait à petits pas, pliant les genoux, fixant le point d’appui du bout de sa canne sur le trottoir.

            Le bus 139 se profila au loin, encastré dans un flot de voitures roulant au pas. Les vitrines des magasins étaient emplies de victuailles. Staffner réprimait une boulimie violente : son estomac rongé par les médicaments anti-inflammatoires ne tolérait que des écarts modestes. Dommage.

            Le 139 parvint, non sans difficulté, à l’arrêt de l’avenue Adenauer. Staffner monta péniblement et présenta sa carte de retraité invalide au conducteur. Il était 18 h 30.

            Une demi-heure plus tard, le bus stoppait au coin de la Wilhelmstrasse, tout près du bâtiment où logeait Staffner. Le vieillard descendit et, toujours arc-bouté sur sa canne, se faufila jusqu’à la Bäckerei toute proche, pour y acheter du pain ainsi qu’une part de tarte aux pommes. Il se dirigea ensuite jusqu’à l’entrée de son immeuble, le block n° 18. Staffner vivait au huitième étage, dans un deux-pièces que les services sociaux de la société Gimwald, qui l’avait employé comme coursier de 1948 à 1960, lui avaient déniché. Équitable décision en regard de son infirmité croissante. L’employé modèle Staffner avait toujours fait bonne impression, et malgré les annuités de retraite lui faisant défaut, le bureau d’aide sociale de la GimwaldGesellschaft avait su se montrer magnanime.

            Staffner appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur menant aux appartements pairs. Les battants métalliques s’écartèrent bientôt et il pénétra dans la cabine, soutenu par un jeune homme portant une gerbe de fleurs. Staffner pressa du bout de l’index la touche 8. Le jeune homme à la gerbe de fleurs acquiesça en souriant : lui aussi s’arrêtait au huitième.

            Staffner songea en maugréant qu’il s’agissait là d’une visite de plus à sa voisine de palier, une étudiante aux mœurs sans doute légères, à en croire les bruits divers — musique, rires joyeux et parfois même râles équivoques — suintant du mur mitoyen, environ trois fois par semaine…

            L’ascenseur s’immobilisa après un hoquet désagréable des câbles qui le sustentaient. Staffner sortit, son trousseau de clés à la main. Il ouvrit la porte de chez lui, tandis que le jeune homme à la gerbe de fleurs arpentait le couloir, déchiffrant les noms des locataires affichés auprès des sonnettes.

            Staffner pénétra dans son vestibule et s’apprêtait à refermer la porte, lorsqu’une violente poussée sur celle-ci manqua de le renverser en arrière. Il s’appuya à un guéridon pour ne pas tomber.

            Le jeune homme poursuivit son élan, lança sa gerbe sur le sol, et agrippa Staffner par le revers de son pardessus. Du pied, il claqua la porte, et la verrouilla, sans lâcher prise.

            — Ich habe kein Geld… murmura Staffner, affolé.

            Le jeune homme, et c’était surprenant, lui sourit en posant son index sur ses lèvres tendues, en un geste plein de douceur. Staffner renonça à crier. Le jeune homme le souleva à bras-le-corps et se dirigea vers la fenêtre donnant sur la rue.

            Pétrifié, Staffner observait son agresseur. Lorsqu’il ouvrit largement les battants de la fenêtre, le vent du dehors pénétra dans la pièce. Staffner comprit alors, et se mit à crier. Les mains du jeune homme se plaquèrent sur sa bouche, étouffant le hurlement.

            Dans un effort désespéré, le vieillard s’écarta et cria de nouveau. Les mains enserrèrent sa gorge, plus fermement, et le jeune homme, à voix basse, entre ses dents, jura. Putain de ta mère ou quelque chose d’approchant. Un juron très banal. Mais le jeune homme avait juré en russe. Staffner, tout en s’abandonnant à ses gestes, eut un moment d’étonnement douloureux. Il ne comprenait pas le russe, mais avait suffisamment entendu de jurons dans cette langue pour l’identifier à coup sûr…

            Son torse pendait déjà par-dessus la fenêtre et bientôt les jambes suivirent. La mort de Staffner prit la forme d’un carré de goudron noir écaillé et laissant croître entre ses interstices de maigres touffes d’herbe folle : huit étages plus bas.

            En russe ? C’était injuste. Staffner, après tout, eût volontiers accepté l’hébreu. Mais le russe, non.

            Une large mare de sang s’étalait autour du corps fracassé. Le visage, sous l’impact du choc, s’était enfoncé dans la boîte crânienne. Un attroupement se forma rapidement autour du cadavre.

            On entendit au loin le hululement de la sirène d’un car de police.

            Après avoir contemplé un bref instant les restes du vieillard, le jeune homme s’éloigna à grands pas, pour sauter dans le bus 139, qui revenait en sens inverse.

            La colonne de voitures avait quitté Lorient tôt le matin, vers 6 heures. Les Land Rover transportant les chiens en tête, elle s’étirait sur deux ou trois cents mètres, dépassa Quimperlé, puis bientôt Gourin, pour stopper en bordure de la forêt épaisse qui tapisse les coteaux de ce que les Bretons, un peu présomptueusement, appellent la « Montagne Noire ». À raison de quatre occupants par véhicule, la partie de chasse allait réunir une bonne trentaine de participants. Ce serait la dernière battue de cet automne 1972.

            On arrêta les voitures dans un chemin boueux s’enfonçant dans les sous-bois. Les passagers descendirent en prenant soin de ne pas faire claquer les portières trop fort. On libéra les chiens, de magnifiques épagneuls, qui se répandirent alentour en jappant et en fouinant sous les feuillages.

            Bêtes et hommes se rassemblèrent en groupes qui prirent des directions différentes. Il était près de 7 h 30. La salle de l’auberge qui devait recevoir les chasseurs pour le déjeuner était déjà préparée.

            Dans les profondeurs de la forêt, les animaux que l’on allait traquer frissonnèrent : la peur se propagea de talus en taillis. Le silence s’empara des tanières, des terriers, des futaies, au fur et à mesure que les chasseurs s’avançaient.

            Maurice Leguilvec marchait en tête de son groupe, le fusil chargé. Il portait un long imper kaki, un col roulé noir et des bottes de caoutchouc. Il venait d’atteindre la soixantaine, mais la pratique d’activités sportives nombreuses et variées lui permettait de tricher quant à son âge, lorsqu’il se trouvait en compagnie de jeunes femmes. Le cheveu court, la mâchoire osseuse, carrée, le regard volontaire, à l’unisson de la démarche massive, lui conféraient une autorité et une prestance naturelles.

            Maurice Leguilvec était médecin. Son cabinet de radiologie menait des affaires florissantes et drainait la clientèle de Lorient, en plus de celle de Lanester, le faubourg de la ville où il était implanté. La partie de chasse rassemblait d’autres notables des environs, avocats, architectes, hauts fonctionnaires des services portuaires. On comptait aussi quelques « exploitants agricoles », nettement démarqués des paysans.

            *

 

            Deux. En général, ils opéraient par deux. La semaine précédente, ils avaient fait l’achat d’une carte d’état-major, étudiée de longues heures durant, afin d’imprimer parfaitement la topographie de la forêt dans leur mémoire.

            Eux aussi venaient de Lorient, où ils logeaient depuis trois semaines, dans un hôtel du centre-ville. On les avait choisis pour leurs compétences techniques, bien entendu, mais surtout parce qu’ils maniaient le français à la perfection. Officiellement, ils étaient suédois, et flânaient en long et en large dans la lande bretonne, en touristes. Commerçants suédois en voyage d’agrément. Ils parlaient aussi, quoique moins parfaitement, deux ou trois langues nordiques. Ils dînaient dans les bonnes auberges, réglant leurs notes avec des cartes de l’American Express. Leurs passeports étaient authentiques, à l’exception des renseignements consignés.

            Ils avaient quitté leur hôtel le matin même, après avoir salué le patron, promesse faite de revenir l’année suivante. Ils avaient acheté le fusil la veille, dans une armurerie de Quimper. Une seule boîte de cartouches suffirait. Par prudence, ils effectuèrent un essai sur une falaise, surplombant la mer, ce qui fut fatal à un couple de mouettes. Le plus jeune tenait le fusil, cassé, mais déjà une cartouche engagée dans le canon. Le plastique jaune marqué Gévelot contenait quelques centaines de minuscules plombs sphériques. Le plus âgé, lui, portait les jumelles à ses yeux avec régularité, toutes les vingt secondes. Ils étaient juchés sur un tertre touffu et venaient d’apercevoir la cohorte de chasseurs qui s’enfonçait dans les bois.

            L’affaire s’avérait délicate à traiter. La visibilité pouvait devenir nulle, tant à cause du brouillard persistant que de la densité de la végétation.

            *

 

            Maurice Leguilvec se détacha bientôt du groupe qui l’entourait. Les chasseurs se déployèrent en ligne. Il était à l’extrémité droite et son plus proche voisin marchait à une trentaine de mètres sur sa gauche. Ses pas faisaient craquer les brindilles et les feuilles mortes. Leguilvec aimait la forêt, la quiétude des bois. Il aspirait l’air humide, emplissant ses narines des senteurs de terre grasse et d’humus moisissant.

            *

 

            Celui qui avait les jumelles fouilla méthodiquement les colonnades de troncs qui tapissaient le paysage de la colline en contrebas de laquelle ils se cachaient. Il distingua vite les chasseurs, au centre de la rangée de Leguilvec.

            Il prévint son compagnon, et tous deux s’élancèrent au bas du tertre, courant dans les bois, pour atteindre la droite de la rangée. Pour eux, la partie commençait vraiment. S’arrêtant dans leur course, en avant de la ligne des chasseurs, à une distance qu’ils évaluèrent à cent mètres, ils lancèrent quelques pierres contre les arbres et firent tomber une branche morte dans les broussailles.

            Les chasseurs perçurent nettement le bruit et accélérèrent le pas. L’homme aux jumelles entraîna son compagnon plus à droite encore. Ils parvinrent à cet endroit de la forêt où croupit une mare d’une trentaine de mètres de diamètre. Si leur calcul était exact, Leguilvec devait être très près. L’homme au fusil tira un coup de feu en l’air. Au loin, une salve lui répondit. Les chasseurs crurent à la présence de gibier près du bosquet d’où l’on venait d’entendre un bruit de branche : un sanglier ?

            Leguilvec avançait en bordure de la mare. Il avait entendu les coups de feu et marchait à grandes enjambées vers la gauche pour rejoindre la troupe. Il passa à deux pas de l’homme au fusil. La décharge de chevrotine lui arracha littéralement la gorge.

            Aussitôt, l’homme aux jumelles saisit un sac de toile, tout en se ruant sur le corps sanguinolent. Il coiffa la tête pendante avec le sac, empêchant ainsi que le sang ne se répande à terre. Aidé de son ami, il porta Leguilvec en courant à petites foulées vers l’endroit où marchaient les autres chasseurs. Ceux-ci avaient poursuivi leur chemin et dépassé le tertre au sommet duquel les deux assassins s’étaient cachés quelques minutes auparavant.

            Ils déposèrent le cadavre près d’un tronc affalé sur le sol et ôtèrent le sac de toile. Le sang se répandit en longs méandres sur le tapis de feuilles mortes. Puis ils prirent la fuite en courant sans hâte. Leur voiture attendait sur un chemin vicinal, à deux kilomètres de là.

            On découvrit le drame une demi-heure plus tard, lorsque la troupe se reforma autour d’un sanglier abattu. Leguilvec était absent. On l’appela à grand renfort de cris, puis il fallut partir à sa recherche…

            On conclut à un accident de chasse, « stupide », comme tous les accidents de chasse. Tout le monde y était allé de sa décharge dans la zone où Leguilvec avait reçu la chevrotine. On avait tiraillé en tous sens, après avoir entendu ce bruit de branche cassée, alors… ! Un cortège morne se déploya à travers la forêt, vers les voitures.

            On allongea le corps du médecin à l’arrière d’une Land Rover. Il fallut passer à la gendarmerie de Gourin pour déclarer l’accident et, ensuite, prévenir la famille.

            Celle-ci se réduisait à une fille, âgée d’une trentaine d’années et vivant dans la région parisienne. L’enterrement eut lieu trois jours plus tard. Leguilvec était bien connu dans la région, et il y eut une assistance nombreuse. La cérémonie des obsèques fut annoncée dans Ouest-France.

             

            Isaac Goldberg attendait patiemment, sa valise à ses pieds. La longue file de voyageurs serpentait entre des barrières métalliques, s’arrêtant devant une série de cabines munies de rideaux. Devant chaque cabine, un agent de sécurité de la compagnie El Al accueillait les passagers un à un pour les soumettre à une fouille rigoureuse.

            L’aéroport de Lod était protégé par des soldats en armes. Isaac Goldberg avait noté avec satisfaction le renforcement de la surveillance dans l’aéroport et aussi sur la route menant de Tel-Aviv à Lod. Les récents attentats palestiniens, en cet automne 1972, avaient fait de la zone entourant les pistes d’atterrissage un véritable camp retranché.

            Isaac patientait donc, son billet pour Orly à la main, poussant du pied sa valise au fur et à mesure que la file avançait. Le décollage était prévu pour 14 heures, mais, au train où allaient les choses, il serait sans doute retardé. Isaac se rendait à Paris pour affaires. Il dirigeait une petite entreprise d’import-export, achetant des articles électroménagers en France pour les revendre en Israël.

            Il pénétra à son tour dans la cabine aux rideaux. L’employé d’El Al lui fit ouvrir sa valise, et lui passa le long du corps un appareil ressemblant à un sèche-cheveux. L’appareil bourdonnait faiblement mais, des pieds à la tête, il ne détecta aucune substance ni objet prohibés. Isaac pénétra donc dans la zone conduisant aux pistes d’envol et rejoignit les passagers du Boeing en partance pour Paris. À 14 h 30, le décollage eut lieu, et Isaac posa le pied sur le sol français trois heures plus tard, à 16 heures, heure locale.

            Comme d’habitude, ils étaient deux. Accoudés à la balustrade de la terrasse, ils surveillaient les pistes. Lorsqu’ils virent les couleurs d’El Al sur les flancs du Boeing, ils descendirent jusqu’au rez-de-chaussée pour se poster devant les guichets de douane.

            Le correspondant de Tel-Aviv avait fait correctement son boulot. Le leur débutait à l’instant. Ils reconnurent immédiatement Isaac dans la cohue qui se pressait devant les guichets occupés par des CRS. Le dossier qu’ils avaient étudié comprenait des photos très récentes. Les consignes recommandaient la plus extrême prudence pour le cas « Masada », le nom de code d’Isaac : en haut lieu, quoi qu’on en dise, on n’était pas dépourvu d’humour…

            La plus extrême prudence, car Isaac était citoyen israélien, et l’ambassade de la rue Rabelais comptait quelques fouineurs malins et potentiellement durs à cuire, qui auraient pu s’émouvoir du sort d’un de leurs compatriotes, même banal et sans histoires.

            Le correspondant de Tel-Aviv signalait, entre autres, les ennuis de santé d’Isaac, au nombre desquels des malaises cardiaques peu courants chez un homme de trente-neuf ans. Ce n’étaient là que les séquelles tardives d’une enfance pour le moins perturbée.

            La surveillance dura trois jours pleins. Isaac passait le plus clair de son temps chez ses commanditaires, achetant des cargaisons de grille-pain, de rasoirs électriques, de fours à micro-ondes, etc. Il effectuait les commandes le matin et réglait les détails relatifs à l’exportation, frais de douane, taxes diverses, l’après-midi, à la chambre de commerce.

            Harassé par ces démarches, il rentrait à son lieu de résidence assez tard le soir. Il logeait chez un cousin, propriétaire d’un pavillon à Villiers-sur-Marne. Pour ce faire, il prenait le train à la gare de l’Est. Le train de 23 h 15, omnibus jusqu’à Gretz. Auparavant, il invitait un de ses associés ou fournisseurs dans un restaurant du faubourg Montmartre.

            En bref, il rentabilisait au maximum le temps de son séjour, ne s’accordant que peu de repos. Trois jours durant, ils le filèrent. De la chambre de commerce au Salon des arts ménagers, de la sortie du restaurant où il semblait avoir ouvert un compte, jusqu’à la gare de l’Est.

            Ils s’offrirent même le luxe de l’accompagner en train, prenant place à ses côtés dans le wagon de queue. Mais le quatrième soir, Isaac ne retrouva qu’un seul des deux voyageurs habituels. Ce devait être un ouvrier, à en juger par sa mise. Petit costume étriqué, grosse serviette de skaï d’où dépassait le tissu d’un bleu taché de cambouis, regard fatigué déchiffrant avec peine les intertitres de France-Soir

            Au cinquième arrêt, Villiers-sur-Marne, Isaac se leva donc, imité par son compagnon qui, ce soir, avait perdu son collègue. Congé de maladie, changement d’équipe ? Isaac ne se posa que furtivement la question. Il bâilla, sa lourde serviette bourrée de bons de commande à la main, maugréant contre les deux kilomètres qu’il lui restait à parcourir à pied, dans la nuit, jusqu’au pavillon de son cousin.

            Il attendait dans une camionnette, garée tous feux éteints le long de la route s’enfonçant entre les pavillons aux volets clos qu’Isaac allait emprunter. Il était 23 h 45. Isaac remonta frileusement le col de son pardessus et se mit en marche. Au bout de cent mètres, la camionnette le rattrapa, roulant au pas à côté de lui. Il vit le visage souriant du conducteur, puis, tout de suite après, il sentit le canon d’un revolver, dans son dos.

            Effrayé, il crut à une attaque de voyous. Une main énergique le dépouilla de son porte-documents, et il put distinguer les traits de son agresseur, dans lequel il reconnut l’ouvrier fatigué qui avait fait en train le chemin depuis Paris, dans son compartiment...

            L’ouvrier lui noua des menottes molletonnées de tissu spongieux autour des poignets, et lui entoura la bouche et la mâchoire de sparadrap épais. Les menottes étaient reliées à une chaîne fixée au pare-chocs de la camionnette. Qui démarra.

            Isaac courut. Devant ses yeux affolés, les façades noires et silencieuses défilaient, lentement, puis plus vite, plus vite. Le battant arrière de la camionnette était ouvert, et l’ouvrier du train surveillait attentivement la course.

            L’essoufflement vint vite. Isaac trébucha. Sautant en route, l’ouvrier courut à ses côtés, le maintenant sous l’aisselle, tout en le poussant à courir encore. Isaac grognait, ahanait, mais aucun cri ne sortait de sa bouche bâillonnée. S’abandonnant à la peur, il se mit à galoper. Ses tempes résonnaient sous les coups de boutoir désordonnés de son pouls. Ses jambes épuisées se dérobèrent, mais l’ouvrier veillait au grain et Isaac, à demi porté, poursuivit sa route. Encore cent mètres, il s’effondra. Cette fois, la camionnette stoppa ; le chauffeur aida l’ouvrier à hisser le corps dans l’habitacle du véhicule.

            Les yeux exorbités, grimaçant de douleur, Isaac hoquetait de terreur devant la douleur montant dans son bras gauche. Il vit les visages calmes des deux hommes, au-dessus de lui. Leur regard était neutre ; tout au plus pouvait-il déceler le vague intérêt que son agonie suscitait chez eux. La douleur déchirait le bras gauche, cisaillant la saignée du coude, puis elle remonta d’un bloc, vrillant le thorax…

            Isaac venait de mourir d’un infarctus médicalement incontestable. Le correspondant de Tel-Aviv aurait de l’avancement.

            L’ouvrier arracha avec délicatesse le sparadrap collé sur la bouche, et frictionna le visage encore rose avec de l’eau tirée d’un jerrican afin d’en effacer toute trace d’adhésif. Il passa un coup de chiffon rapide sur les bottines crottées de boue et défit les menottes. Il referma les doigts de la main droite sur la poignée du porte-documents. Il n’y avait aucune trace de la traction vigoureuse exercée par la chaîne, grâce au molleton spongieux qui avait amorti le frottement du métal sur la peau des poignets.

            Ils déposèrent le corps en plein milieu de la rue, à cinq cents mètres de la villa du cousin. La camionnette fit demi-tour et, peu après, elle pénétrait dans Paris par Nogent et le bois de Vincennes.

            Le lendemain matin, un riverain matinal découvrit le cadavre sur la chaussée. Le cousin fut prévenu sans tarder, et une ambulance du SAMU annonça son arrivée, en meuglant puissamment. Mais Isaac était décédé depuis plusieurs heures. Il fait froid la nuit, en novembre, et ce pauvre type avait cru bon de piquer un petit sprint jusque chez son hôte ! Ce que son état de santé ne lui permettait pas, surtout après un repas bien arrosé, comme celui qu’il avait pris la veille au soir.

            Le cadavre fut rapatrié par avion sanitaire le lendemain jusqu’en Israël et enterré trois jours plus tard, près de Jérusalem.

             

            Enfant, il avait rêvé de longues heures durant devant des planisphères et des atlas et, aujourd’hui, le même émerveillement le gagnait, alors que le cocon de nuages se dissipait peu à peu. Par le hublot, il distinguait nettement cette étendue bleue, brillante, qui ne ressemblait pas à celle de son pays, et qui portait le nom de Pacifique.

            L’avion décrivit une large courbe et la voix suave de l’hôtesse annonça que l’on était en train de survoler Valparaiso. Dans quelques minutes, ce serait l’atterrissage sur la piste de Santiago.

            Il éteignit sa cigarette, boucla la ceinture de sécurité et contempla la ville, ses gratte-ciel plutôt rares qui dominaient des océans de favelas. « Favelas » sonne mieux que bidonville, une curieuse expression française accolant deux termes apparemment antinomiques, tant que l’on survole la chose à quelques milliers de mètres d’altitude, mais se mariant fort bien dès que l’on patauge dans la boue des ruelles bordées de baraquements de tôle ondulée.

            On ne lui avait alloué que trois jours pour tout régler. Une carte de journaliste d’un pays très populaire sous le Chili d’Allende favoriserait ses déplacements, et le correspondant local avait, paraît-il, soigneusement préparé le terrain. Mais, pour des raisons de sécurité, il était hors de question qu’il exécute le travail lui-même.

            À peine débarqué de l’aéroport, il se trouva en possession de la clé d’une chambre d’hôtel, des papiers d’une Chevrolet hors d’âge mais fidèle. Le correspondant local proposa un choix de pistolets de calibres différents, mais il déclina l’offre : il travaillait toujours à l’arme blanche.

            Il se rendit à son hôtel, prit une douche, un repas rapide, sortit son Olympus tout neuf de son étui, et descendit en ville mitrailler les passants souriants, les fresques murales, qui clamaient « El pueblo unido… ». Il négligeait totalement le cadrage de ses prises de vue et le réglage de la cellule ; tout ce qui touchait à la photo, à ses à-côtés techniques, l’ennuyait profondément. Il jeta d’ailleurs la pellicule dans le premier caniveau venu. Il fit l’imbécile le lendemain, de la même manière, à Viña del Mar, à Talcahuano, ainsi qu’à Valdivia. Puis il jugea que cela suffisait en guise de couverture.

            Le jour suivant, il épuisa la Chevrolet sur la route de Valparaiso à Iquique. Il ne lui fallut qu’une heure pour repérer la cible. Un vieillard encore alerte, qui sommeillait au soleil, sur le patio de sa villa un peu délabrée, vautré dans un hamac. La maison, totalement isolée en bordure du littoral, était à mi-chemin d’Iquique et d’Arica. Ne te gêne pas, lui avait-on dit, tu verras : tout le monde s’en fout !

            Il attendit donc la tombée de la nuit, soupant d’une mixture à base de haricots rouges très pimentés, dans une taverne d’Arica. Puis il revint sur ses pas, gara la Chevrolet sur la plage et se dirigea à pied vers la villa.

            Le vieillard était toujours là, seul, fumant un cigare en contemplant le coucher du soleil sur l’océan. Il s’avança sur le perron, poussa la porte qui s’ouvrait dans la barrière d’enceinte et adressa un geste de la main au vieux qui, à son approche, s’extirpa de son hamac.

            — Bitte, Herr Andlauer ?

            — Naturlich, aber was… ?

            Andlauer tendit la main pour étreindre celle du visiteur. Mais il ne vit pas la lame du poignard qui s’avançait vers lui, et qui, avec puissance, s’encastra dans son torse, à gauche, dans l’espace intercostal, droit dans le cœur.

            Avec un soupir, le vieillard s’était affaissé sur le sol. Il traîna le corps agité de soubresauts nerveux jusqu’à la plage et le hissa dans un petit canot à moteur signalé par le correspondant local. Il mit le moteur en marche et s’éloigna de la côte. Il attacha une pierre aux pieds de Gustav Andlauer, ou tout du moins ce qu’il en restait, puis il fit basculer le cadavre par-dessus bord. Les requins, les crabes ou les murènes feraient le reste.

            Il ne lui fallut que peu de temps pour regagner Santiago. La Chevrolet ne dépassait pourtant pas le quatre-vingt-dix. Il flâna le lendemain dans la ville, goûtant le soleil et l’atmosphère de liesse populaire. Il avait rendu compte au correspondant local, qui s’était permis de hausser les épaules devant l’évidence de la facilité d’une telle mission. Le lendemain, il remontait dans l’avion qui, via New York, le déposerait à Berlin.